Crypto AG, l’entreprise suisse qui a permis à la CIA d’espionner 120 pays pendant quarante ans

Ne jamais mettre tous ses œufs dans le même panier. Pendant plus de quarante ans, de la fin des années 60 au courant des années 2000, des gouvernements du monde entier s’en sont remis à cette seule entreprise, Crypto AG, pour assurer la confidentialité des communications de leurs espions, soldats et diplomates. Or, comme le révèle le Washington Post ce mardi 11 février, l’entreprise, vendue en 2018, était secrètement noyautée par la CIA, en partenariat avec les renseignements ouest-allemands, en leur temps. Les deux agences truquaient les produits de Crypto afin de casser les codes utilisés pour les messages chiffrés.

La firme suisse a accumulé des millions de dollars en vendant des équipements à plus de 120 pays – dont 62 connus – jusqu’au début du 21ème siècle. Parmi ses clients : l’Iran, les juntes militaires d’Amérique latine, les rivaux nucléaires indiens et pakistanais, et même le Vatican.

La liste des 62 Etats figurant parmi les clients connus de Crypto. – Capture d’écran Washington Post

Parmi les secrets les mieux gardés de la Guerre froide, cet arrangement entre les Etats-Unis et la RFA, connu sous le nom d’opération « Rubicon », est détaillé dans un rapport historique de la CIA de 96 pages daté de 2004, que le Washington Post et la chaîne de télévision publique allemande ZDF. Ce document est complété par les retranscriptions de comptes-rendus oraux du renseignement allemand remontant à 2008.

Crypto AG a obtenu son premier contrat pendant la Seconde Guerre mondiale, pour fabriquer des machines codeuses utilisées par les troupes américaines. Inondée de dollars, l’entreprise est devenue un fabricant de dispositifs de cryptage pendant des décennies, passant des rotors mécaniques aux puces en silicone. A partir de la fin des années 60, la CIA, la NSA et leurs partenaires allemands ont piloté de loin tous les aspects du développement de Crypto : embauches, conception, trucage, et bien sûr ventes. Intéressés par ce partenariat prometteur, les services français en ont finalement été exclus en 1969, à la demande expresse des Etats-Unis.

Les communications égyptiennes lors des négociations de Camp David en 1978, l’évolution de la prise d’otage à l’ambassade américaine de Téhéran entre 1979 et 1981, les messages argentins pendant la guerre des Malouines en 1982… Autant de renseignements parvenus aux oreilles de la CIA grâce à Crypto. En 1989, l’opération Rubicon a permis de collecter des informations décisives dans la traque du leader panaméen Manuel Noriega, lorsque ce dernier a tenté de trouver refuge dans une nonciature apostolique équipée des dispositifs de chiffrement Crypto.

Selon le rapport dévoilé par le Washington Post, la CIA estime avoir pu lire 80 à 90 % des messages codés iraniens envoyés à la fin des années 80. Sans appareil trafiqué, ce chiffre n’aurait pas dépassé les 10 %. A l’époque, dans les années 70 et 80, les renseignements issus de Crypto représentaient à eux seuls près de 40 % de l’activité de la NSA. « Des gouvernements payaient grassement les Etats-Unis et l’Allemagne de l’Ouest pour avoir le privilège de dévoiler leurs communications les plus secrètes à au moins deux puissances étrangères », résume le rapport de CIA.

URSS et Chine, à raison méfiantes, n’ont jamais figuré parmi les clients de Crypto. Il semble toutefois que la CIA n’ait pas perdu une miette des échanges de ces puissances communistes grâce à des pays tiers munis d’appareils trafiqués. Un doute insistant pesait cependant sur Crypto, notamment depuis l’arrestation d’un vendeur de l’entreprise en Iran, en 1992, un doute insistant pesait sur Crypto.

L’importance de Crypto sur le marché de la sécurité est allée décroissante, la production de la société étant rendue peu à peu obsolète par l’essor des technologies de cryptage en ligne, devenues monnaie-courante pour les applications de smartphones. Le Bundesnachrichtendienst (BND, les renseignements allemands), en est venue à penser que l’opération était trop risquée, et a donc quitté le navire au début des années 90.

Plus confiante, la CIA a alors racheté les parts du BND dans la société Crypto, poursuivant ses activités jusqu’à 2018, date à laquelle l’agence a liquidé ses parts dans l’entreprise, pour 50 à 70 millions de dollars, selon les estimations du Post. L’identité des anciens actionnaires, protégée par la législation du Liechtenstein, demeure toutefois inconnue.

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