Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.
Atlantique : La perspective d’un remaniement ministériel est de plus en plus probable. Plusieurs noms sont apparus dans la presse pour donner des nouvelles d’Elisabeth Borne à Matignon, dont Sébastien Lecornu, Julien Denormandie et François Bayrou. Dans quelle mesure une telle réorganisation peut-elle être efficace ?Politiquement et pour sortir la France du malaise démocratique ?
Christophe Bouillaud : Il faudrait vraiment un miracle pour que ce remaniement change quoi que ce soit au malaise démocratique du pays. En effet, on ne peut pas rationnellement imaginer que le choix de nouveaux ministres dans le cercle des mêmes personnes et des mêmes partis que depuis 2017 puisse produire des effets différents qu’auparavant. On ne change pas une équipe qui perd, tel pourrait être le slogan du macronisme tardif. Qui va en effet en 2023, parmi les membres honnêtes, efficaces et lucides de la société civile, va s’engager auprès d’Emmanuel Macron ? Qui parmi les politiciens honnêtes, efficaces et lucides, actuellement dans l’opposition, vont se rallier maintenant à un Emmanuel Macron en bien petite forme ? Même Gaël Perdriaux, le maire de Saint-Etienne, n’est plus disponible.
Par ailleurs, au-delà des hommes ou des femmes au gouvernement, le malaise politique des Français dépend de deux grandes considérations. D’une part, de l’état concret des politiques publiques sur le terrain. Il faudrait vraiment au gouvernement des personnes d’une grande valeur pour rétablir rapidement une situation désormais bien compromise. La macronie au sens large en dispose-t-elle ? Non, cela se saurait. Le grand bal des médiocres va donc continuer. D’autre part, de l’état de nos institutions, totalement ankylosées dans un hyper-présidentialisme, alors que, probablement, il faudrait donner bien plus de possibilités aux électeurs de s’exprimer, avec des référendums d’initiative citoyenne par exemple ou des conventions citoyennes dont les résultats ne finiraient pas à la poubelle.
Enfin, à ce stade, on dirait bien qu’aucune tractation n’a lieu avec un ou plusieurs partis d’opposition pour élargir politiquement la majorité parlementaire du chef de l’Etat et pour constituer un nouveau gouvernement tenant compte de ce nouvel équilibre. Cela au moins aurait du sens, mais cela supposerait pour Emmanuel Macron de partager le pouvoir avec d’autres acteurs que lui-même. Il faut bien avouer aussi que le principal partenaire possible à ce stade, les Républicains, n’ont sans doute pas vraiment envie d’aller secourir l’ambulance Macron.
Faut-il dire que le mépris d’Emmanuel Macron pour les autres personnalités politiques et pour la formule électorale dans son ensemble est responsable (au moins en partie) de la dépolitisation en France ?
Quoi qu’il en soit, comme tout le monde l’aura sans doute compris, la vision globale d’Emmanuel Macron sur le fonctionnement de l’establishment républicain se résume à utiliser tout le matériel juridique dont il dispose pour faire avancer ses idées, ou plutôt ses touches, sans jamais avoir à le demander. Lui-même a remis en question la légitimité populaire de ses décisions. Tel est son plaisir intelligent, parce que, comme dirait un de nos rois, il est l’État. Malheureusement, ce profond mépris de l’opinion populaire et, plus généralement, de l’opinion des autres, même les mieux informés du monde, a fini par déclencher deux mouvements dans l’opinion publique. D’un côté, une dépolitisation dans le sens de l’apathie, de l’indifférence, du détachement, une composante intelligente de l’électorat qui a compris qu’en pratique, sous Macron, la démocratie était devenue un mot faux en France. D’autre part, il y a une radicalisation des partisans des différentes oppositions. Nous nous enfonçons dans le domaine du tout ou rien, les chances de négociation, d’ajustements, de compromis, typiques d’une société pluraliste mature, sont de plus en plus réduites.
Peut-on vraiment s’appuyer sur un modèle technocratique qui juge la politique comme fondamentalement inefficace ? A quel point Alexis Kohler incarne-t-il ce mode de fonctionnement du “système Macron” ?
La technocratie, au sens d’un pouvoir qui prendrait ses décisions en s’appuyant uniquement sur des considérations techniques, axiologiquement neutres, est une fiction, un faux-semblant. La technocratie, la revendication de savoir gouverner au nom d’un savoir supérieur, est surtout une façon de faire passer les décisions que le technocrate souhaite prendre sans s’embarrasser des lourdes contraintes de la discussion ouverte et pluraliste. Or c’est seulement à travers cette discussion ouverte que l’état le plus avancé du savoir sur un point particulier des politiques publiques à mener peut l’emporter. Par ailleurs, même si le technocrate revendique le plus souvent d’œuvrer pour l’intérêt général, il se trouve que, souvent, cet intérêt général tel qu’il le définit coïncide fortement, à l’insu de son plein gré, avec un ou plusieurs intérêts privés.
En fait, le duo Macron-Kohler exprime bien cette impasse d’une vision qui se croit neutre, générale et sage, tout en étant orientée, particulariste et aveugle. Ces deux hommes ne sont pas les seuls impliqués. Le macronisme a donné naissance à tout un réseau de managers soi-disant brillants, qui partagent ce défaut de non-écoute et de fausse neutralité. Il est à noter que c’est malheureusement là le principal défaut du management à la française, probablement lié au rayonnement de notre formule grandes écoles dans l’ensemble de la hiérarchie professionnelle.
Le clivage gauche-droite a d’abord été réfuté par Emmanuel Macron et ses soutiens, qui ont affirmé vouloir dépasser ces carcans passés de mode. Peut-on encore penser que cette opposition n’a pas de sens aujourd’hui ou, au contraire, constitue-t-elle la clef vers la repolitisation du pays et la sortie de l’impuissance des politiques comme du malaise démocratique ?
De toute façon, dans une société pluraliste, il y aura toujours des clivages, des oppositions fortes sur certains points. Cela peut s’organiser selon un clivage droite-gauche unique, ou bien à travers plusieurs clivages superposés. Une société sans clivage me parait une pure fiction – ou plutôt une dystopie. De fait, il me semble que le débat sur la nouvelle loi sur l’immigration a amorcé une nette réactivation du clivage droite-gauche. En effet, finalement le RN, LR et la majorité présidentielle sont d’un côté du clivage, et toute la gauche de l’autre côté. Cela correspond d’ailleurs à l’état des rapports de force au sein de l’opinion publique sur la question migratoire. Ce qui est toutefois gênant, c’est que le camp présidentiel et les LR prétendent ne pas s’être ralliés à la vision portée de longue date par le RN. Cela rend sans doute tout cela fort peu compréhensible à l’électeur moyen.
Par ailleurs, comme on l’a appris ces jours-ci, la Cour des comptes avait préparé un rapport sur la gestion du séjour des étrangers en France. Or ce rapport a été retenu par le Président de la Cour des comptes pour ne pas influer dans le débat parlementaire en cours. L’un des points essentiels de ce rapport est justement que la réglementation déjà en place en matière de droit des étrangers est devenue au fil du temps bien trop complexe et l’autre que les préfectures, chargés de l’appliquer, manquent de moyens humains. De fait, si ce rapport avait été publié pour informer les débats parlementaires, peut-être y aurait-il lieu de réfléchir à la qualité de la législation et à sa mise en œuvre pratique ? Cela aurait pu être le rôle d’un parti de gouvernement « centriste » et attaché à l’efficacité de l’action de l’Etat. Au lieu de cela, la dynamique entre un ministre de l’intérieur voulant absolument avoir sa loi d’apparence xénophobe pour faire pièce au RN et une opposition LR voulant apparaitre plus xénophobe que le RN ont abouti à la énième loi probablement inutile en l’état du problème tel que décrit par la Cour des comptes. Autrement dit, par la seule faute du gouvernement Borne, on a eu un débat inutile qui ne contribuera en rien à améliorer la situation. On s’étonnera ensuite que cela nourrisse le malaise démocratique. Il est vrai que le gouvernement Borne n’était sans doute pas prêt à annoncer qu’il faudrait tripler ou quadrupler les effectifs dans les préfectures pour bien gérer un droit des étrangers devenu aussi complexe. C’est bien moins cher de légiférer à tort et à travers pour attirer les bons sentiments des électeurs.
Que dire, aujourd’hui, du centre et de la façon dont il braconne tant sur les terres de la gauche que celles de la droite ? Fait-il encore preuve de cohérence idéologique, selon vous ?
En 2023, force est de constater que le centre « macroniste » braconne au fond sur le territoire de la droite, voire, comme je viens de le dire sur l’immigration, sur le territoire de l’extrême droite. dans la case de l’éducation, où, au final, Gabriel Attal finira par être encensé par Eric Zemmour. La préférence d’Emmanuel Macron pour gagner le cœur de l’électorat bourgeois le plus riche et le plus réactionnaire, comme c’est le cas de Gérard Depardieu, est évidente. Il s’avère que tout ce qui l’intéresse, c’est l’électeur bourgeois de 70 ans ou plus, qui vit dans un au-delà fantasmé d’ordre républicain et, de surcroît, vaguement libidineux. Il est vrai que cet électeur ne cessera pas de voter en juin prochain aux élections européennes.
Ensuite, qu’appelle-t-on « cohérence idéologique » ? Si par ce terme on entend avoir une doctrine générale applicable au maximum de problèmes, une vision cohérente du monde, il est difficile de la situer. Je vais donner un tout petit exemple : en 2017, peu après son élection, Macron a baissé les APL de cinq euros. Cela a fait scandale à gauche à l’époque, mais cela est conforme au concept très libéral économiquement selon lequel toute subvention accordée à un client finit en réalité dans la poche de l’utilisateur qui lui vend le smartphone ou le service en question. Cet allègement des APL vise à diminuer la source de revenus des propriétaires et à améliorer les finances publiques. En 2023 et 2024, la France met en place toute une série de « primes à la réparation » – en ajoutant celle ridicule sur les vêtements et les chaussures – sous prétexte d’encourager les citoyens intelligents de France et de Navarre à faire l’entretien au lieu d’en acheter un nouveau, et Bien entendu, la valeur de l’entretien et les bénéfices des réparateurs augmentent en conséquence. Où est passée la vision libérale de 2017 ? Et qu’en est-il de l’effet de telles mesures sur les comptes publics ? On peut en dire autant de la migration. Sans parler des « droits des femmes », la belle cause du quinquennat, morte et enterrée après les déclarations en faveur de Gérard Depardieu. Il n’y a donc pas de cohérence idéologique, seulement une série d’opportunismes démagogiques de plus en plus visuels.
En revanche, si par cohérence idéologique on entend le fait d’avoir au centre la protection de certains intérêts et pas d’autres, le macronisme fait preuve d’une constance sans faille. En effet, qui sont les lauréats depuis 2017 ? Les détenteurs de capitaux mobiliers, qui bénéficient de la suppression de l’ISF et de la création de l’UPF. Et, dans une moindre mesure, les propriétaires de capitaux immobiliers et, dans une moindre mesure encore, les retraités. Pour les couches aisées de la population, force est de constater que tous les acteurs économiques intransigeants en 2017 n’ont pas grand-chose à se reprocher du sort qui leur est réservé depuis. groupes économiques, ce qui est typique du capitalisme français depuis des décennies.
Ce qui est démocratiquement dysfonctionnel, c’est qu’Emmanuel Macron n’a pas pleinement adhéré à cette orientation de privilégier les « gagnants ». Il n’a eu de cesse de le cacher derrière des prétentions, des slogans creux, des promesses de montagnes et de merveilles pour toute la population : le fameux « ruissellement » qu’il admettait et niait à la fois. Cette dissimulation a existé en politique, mais je pense qu’avec Emmanuel Macron, le trou est devenu trop grand et explique en partie ce merveilleux malaise démocratique. Mais qu’il explique qu’il n’était là que pour protéger ceux qui étaient déjà aisés dans la vie ?
Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste de la vie politique italienne et européenne, notamment des partis.
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