Initié par François Hollande en 2012, le feuilleton de la fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim (Haut-Rhin) semblait avoir trouvé son épilogue le 27 septembre, avec lannonce dun accord entre lEtat français et EDF visant à indemniser lélectricien pour les coûts industriels et sociaux entraînés par larrêt des deux réacteurs alsaciens en 2020. Mais les opposants à latome, qui avaient fait de la fermeture de la plus ancienne des centrales françaises (1978) un symbole, ne sont pas satisfaits pour autant : ils sindignent précisément des conditions dindemnisation de lexploitant EDF qui pourrait atteindre a minima «4 milliards deuros» selon le réseau Sortir du nucléaire. Selon nos informations, Sortir du nucléaire et dautres associations comme Alsace Nature et Stop Fessenheim vont intenter une action juridique ce jeudi matin, devant la Commission européenne à Bruxelles, pour demander «louverture dune enquête pour aide dEtat».
Selon Charlotte Mijeon, la porte-parole de Sortir du nucléaire, cette plainte vise le principe même de lindemnisation obtenue par EDF «car les contribuables nont pas à renflouer une entreprise qui cherche à imposer sa dangereuse fuite en avant nucléaire», son montant «faramineux» et sa base de calcul «fallacieuse». Au niveau juridique, elle sappuie sur le très libéral droit européen de la concurrence, ce qui ne manque pas de sel venant dune association classée à gauche de lécologie. Le protocole dindemnisation «peut être qualifié daide dEtat car il a pour effet direct daccorder un avantage financier conséquent et injustifié à un agent économique intervenant sur le marché de lélectricité : EDF SA. Cet avantage vient ainsi faciliter ses interventions sur ce marché et fausser le jeu de la libre concurrence», explique le texte de la plainte que Libération sest procuré. La coordinatrice juridique de Sortir du nucléaire, Marie Frachisse, assume : «Nous en appelons à la Commission européenne car cest la seule voie de recours, tout sest joué de gré à gré entre EDF et les autorités françaises.»
Indemnisé jusquen 2041
Laccord trouvé entre EDF et lEtat sur la fermeture de Fessenheim prévoit en effet un versement initial de 400 millions deuros dans les quatre ans qui suivront larrêt des réacteurs 1 et 2, respectivement programmés les 22 février et 30 juin 2020. Cette somme représente un peu moins dune année de chiffre daffaires de la centrale. Elle est censée couvrir les différents coûts liés à la fermeture : reconversion des 850 salariés de la centrale de Fessenheim, coûts de gardiennage et démantèlement Mais le protocole prévoit aussi «des versements ultérieurs correspondant à léventuel manque à gagner» dEDF «jusquen 2041», suite à larrêt de Fessenheim. Les deux réacteurs de 900 MW produisaient en effet 11 milliards de kWh délectricité par an. Le manque à gagner serait donc calculé sur la base «des bénéfices quauraient rapportés les volumes de production futurs» dans les vingt ans à venir.
Selon Sortir du nucléaire, cette clause ouvrirait donc droit «à un dédommagement potentiel de plus de 4 milliards deuros». Mais elle se fonde «sur le postulat irréaliste que la centrale aurait pu continuer à fonctionner jusquen 2041» : «Une telle projection revient à considérer que la prolongation de la durée de fonctionnement des réacteurs, qui atteignent les 40 ans, serait acquise et que lindemnisation serait de droit.» Or, rien ne dit que lAutorité de sûreté nucléaire (ASN) aurait donné son feu vert pour prolonger de 40 à 60 ans la durée de vie de la centrale de Fessenheim. Car si EDF milite pour les 60 ans, le gendarme du nucléaire na pas prévu pour linstant dautoriser les centrales françaises à fonctionner au-delà de 50 ans. Et cette poursuite de lexploitation est par ailleurs conditionnée à la «visite décennale» de ses sourcilleux experts.
«Dangereux précédent»
Or suite à la décision politique signant larrêt de Fessenheim, EDF na logiquement engagé aucune démarche de prolongation de sa centrale auprès de lASN, qui la dailleurs dispensé de faire de nouveaux travaux de sûreté. Lexploitant aurait ainsi économisé «60 à 100 millions deuros». «EDF nest dès lors pas fondé à considérer» que le fonctionnement de Fessenheim au-delà de 40 ans «était acquis», souligne la plainte. Sortir du nucléaire estime par ailleurs que même lindemnité initiale de 400 millions deuros est en partie indue : «certaines dépenses» justifiant en théorie cette somme «auraient dû être supportées par EDF», notamment les coûts de démantèlement, déjà provisionnés dans les comptes du groupe, et le paiement de la «taxe INB», qui sapplique à toute centrale «jusquà radiation de la liste des installations nucléaires de base».
Cest loin dêtre acquis, mais Sortir du nucléaire espère que sa plainte déclenchera louverture dune enquête à Bruxelles car la généreuse indemnisation accordée par lEtat français à EDF ouvrirait «un dangereux précédent» et renchérirait dautant «le coût de la transition énergétique». De fait, si lélectricien obtient de telles conditions pour chacun des quatorze réacteurs qui doivent être arrêtés dici 2035 laddition se chiffrera en dizaines de milliards pour les finances publiques. Aussi, les anti-nucléaire soupçonnent plutôt EDF de vouloir forcer le gouvernement à accepter «un scénario de prolongations massives» de ses centrales jusquà 60 ans. Dautant que le programme des six nouveaux EPR a pour lheure du plomb dans laile, après le nouveau report à 2023 de la mise en service de la «tête de série» de Flamanville.
Jean-Christophe Féraud