Opinion | Ne rémunérons pas davantage les délateurs fiscaux !

Introduite à titre expérimental par la loi de finances pour 2017, la rémunération des délateurs fiscaux ou aviseurs fiscaux (terme officiel), a été pérennisée par la loi du 23 octobre 2018. Actuellement limitée par une circulaire interne à un million d’euros, elle pourrait être déplafonnée par la loi de finances pour 2020.

La délation fiscale constitue une pratique ancienne dont on trouve déjà des traces à l’époque de l’Empire romain. L’administration fiscale française a, pendant longtemps, eu recours à cette pratique opaque et dépourvue de base juridique sérieuse, jusqu’à ce que cette dernière soit officiellement abandonnée par Nicolas Sarkozy en 2004.

Ce dispositif revient concrètement à institutionnaliser et à rémunérer la délation fiscale. Or, cette dernière s’inscrit comme une pratique on ne peut plus controversée dès lors que, contrairement au lanceur d’alerte qui agit de façon désintéressée (il n’est pas rémunéré), l’aviseur est essentiellement mû par des motivations pécuniaires. L’institutionnalisation de la délation fiscale peut donc susciter une légitime aversion morale ainsi que des réactions épidermiques chez bon nombre de Français !

La délation rémunérée a d’ores et déjà été institutionnalisée dans différents pans de notre droit afin de faciliter le travail des services administratifs. Les services de police et de gendarmerie peuvent ainsi, depuis la loi Perben II de 2004, officiellement rétribuer les aviseurs qui leur ont fourni des renseignements ayant amené directement soit la découverte de crimes ou de délits, soit l’identification des auteurs de crimes ou de délits. Les rétributions allouées ne sont toutefois pas encadrées. En matière de douanes, la rémunération des aviseurs existe également.

Du reste, rappelons que le fisc français pouvait, avant 2018, profiter sans réserve et gratuitement des informations fournies par des aviseurs rétribués par d’autres États. L’hypocrisie de cette position a été brillamment résumée par Jean Arthuis, ancien ministre de l’Économie : «En somme, nous refusons de payer pour obtenir des renseignements, mais si un autre État paie ces renseignements et nous en fait profiter gratuitement, cela nous va…»

La rémunération de la délation fiscale a été mise en œuvre dans plusieurs États (une dizaine selon le rapport d’information du 5 juin 2019 relatif aux aviseurs fiscaux), parmi lesquels on trouve le Royaume-Uni, les États-Unis, le Canada, la Belgique, le Danemark, l’Inde, l’Allemagne et la Corée du Sud.

S’agissant de l’organisation de cette pratique, certains Etats ont mis en place des portails internet dédiés comme le Royaume-Uni ou des formulaires de dénonciation disponible sur le site du fisc comme les Etats-Unis. D’autres, comme la Corée du Sud, sont allés plus loin (probablement un peu trop) en créant des académies spécialement dédiées à la formation d’aviseurs professionnels. L’usage des dernières techniques d’espionnage (enregistreurs camouflés dans les sacs à main ou microcaméras déguisées en boutons de chemise) y est, entre autres, enseigné.

Celle-ci peut s’avérer très rentable, en particulier aux États-Unis où les aviseurs peuvent se voir allouer une prime pouvant représenter jusqu’à 30 % des sommes récupérées par le fisc. À titre d’exemple, l’ex-gestionnaire de fortune, Bradley Birkenfeld a récemment reçu une super prime de 104 millions de dollars en récompense de ses révélations sur les pratiques indélicates de la banque UBS. Au Canada, la rémunération peut s’élever jusqu’à 15% du montant de la fraude.

Il faut cependant garder à l’esprit que les fraudes fiscales orchestrées à un niveau international ne le sont pas moins. La reconnaissance officielle de la délation fiscale revient donc, à tort ou à raison, à combattre le mal par le mal et non plus par des déclarations de bonne intention. En matière de moralité, il est d’ailleurs intéressant de noter le décalage frappant entre la France et le monde anglo-saxon. Alors que ce dernier perçoit la délation comme un acte moral civique et louable, les Français y sont tout bonnement allergiques.

Quoi qu’il en soit, il est primordial de reconnaître que la morale et le droit constituent deux domaines distincts qui ne se confondent pas toujours, loin s’en faut. Il faut donc s’attacher à distinguer rigoureusement les problèmes moraux qui relèvent de la conscience de chacun des problèmes sociaux et juridiques qui relèvent de la collectivité. Il s’ensuit que la délation fiscale peut être réprouvée moralement, mais doit, en ce qu’elle est socialement utile, être reconnue par notre droit et rémunérée ; sous réserve toutefois que celle-ci reste limitée.

Bien que la délation fiscale puisse se révéler socialement utile, la rémunération des aviseurs fiscaux devrait être strictement encadrée et limitée. Cette pratique est en effet susceptible d’engendrer de nombreux effets pervers, parmi lesquels un climat de suspicion permanent et inquiétant ainsi que la naissance de nouvelles vocations d’aviseurs fiscaux, compte tenu des gains escomptés. En ce sens, il est déjà prévu que cette rémunération soit limitée aux cas de fraude fiscale internationale afin d’éviter l’écueil des dénonciations vindicatives entre voisins justiciers ou amants offensés. De plus, il est prévu que la rémunération de l’aviseur ne puisse pas dépasser un million d’euros par affaire. Ce plafond a toutefois été vivement critiqué dans deux rapports parlementaires successifs et pourrait être supprimé dans la prochaine loi de finances.

Dans une récente interview au journal «Le Figaro», Gérald Darmanin, ministre de l’Action et des Comptes publics, a confirmé que le gouvernement soutenait les amendements déposés par la députée socialiste Christine Pires Beaune, rapporteure du premier rapport susmentionné. Ces derniers visent non seulement à élargir le champ d’action des aviseurs, notamment à la TVA (ce qui n’est guère contestable), mais aussi à supprimer le plafond de leur rémunération maximale, qui ne peut aujourd’hui dépasser le million d’euros. Selon le Ministre, certains aviseurs potentiels estiment que le chèque proposé ne vaudrait pas le risque qu’ils prennent en venant voir le fisc.

Le ministre a ainsi indiqué que leur récompense et un nouveau plafond, plus élevé, seront fixés par voie réglementaire. En résumé, Gérald Darmanin envisage donc de soutenir la suppression du plafond et «en même temps» de fixer un plafond plus élevé. Autant dire que l’on peine à s’y retrouver…

Quoi qu’il en soit, la volonté de rémunérer davantage les aviseurs fiscaux peut être sérieusement critiquée. Au reste, elle soulève plusieurs questions, notamment quant à sa justification. En effet, si le plafond actuel d’un million d’euros (déjà généreux) peut être vu comme visant à indemniser les aviseurs fiscaux pour les risques encourus ou les conséquences matérielles subies, quelle serait la justification d’une rémunération substantiellement plus élevée ? Ne risque-t-on pas de créer un véritable appel d’air pour des aviseurs fiscaux très intéressés ? Comment justifier la différence de traitement conséquente entre, d’une part, des lanceurs d’alertes non rémunérés, et d’autre part, des aviseurs fiscaux surpayés au regard du service effectué ? Enfin, on peut se demander pourquoi la rémunération généreuse des aviseurs devrait être limitée à la matière fiscale. Ne serait-il pas pertinent d’adopter un système similaire pour les aviseurs sociaux qui seraient amenés à dénoncer des fraudes sociales ?

Virginie Pradel est avocate fiscaliste de formation. Elle a fondé en 2018 l’Institut de recherche fiscale et économique Vauban. Dernier ouvrage paru : «Impôts-Mania : absurdité fiscale française» (Editions de l’observatoire, 2019).

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