Léternel second entre pour de bon dans léternité : Raymond Poulidor, le héros qui na jamais porté le maillot jaune dans le Tour de France, est mort ce mercredi à 83 ans dans sa commune de Saint-Léonard-de-Noblat (Haute-Vienne), des suites dun état de fatigue générale qui lavait conduit à plusieurs hospitalisations cet été. Selon le sens de lecture du classement, cest trente-deux ans de «mieux» ou de «moins bien» que Jacques Anquetil, emporté par un cancer en 1987, son rival qui représentait la réussite triomphale et la modernité goguenarde des Trente Glorieuses, tandis que Poulidor, dit «Poupou», incarnait par un jeu de symboles lautre moitié du pays, les petites gens, les malchanceux (une dame nexigea-t-elle pas dêtre enterrée dans un cercueil tapissé de photos de lui ?), les courageux, les perdants, les paysans, époque révolue et qui se referme définitivement avec lui.
Son cur a fini par lâcher avant sa Mercedes. A son âge, encore, Poulidor nétait jamais chez lui. Il se rendait, conduisant dune traite sur 600 kilomètres, partout où on le réclamait, et donc très souvent dans la campagne des salles polyvalentes, des foires au vin, des vide-greniers et des inaugurations dhypermarchés, dans les hameaux quon imaginait déserts à tort et les sous-préfectures quon pense agoniser à raison, au repas des bénévoles du Secours populaire, à des expositions de vieux maillots cyclistes qui retracent entre les mailles la fierté dune région et un petit morceau du roman national, du temps où ce sport était roi et, en apparence, lHexagone tranquille. «Il ne voulait pas sarrêter, Raymond a tout donné jusquau bout», nous confiait Claude Louis, président de son fan-club encore en activité, alors que les médecins avaient diagnostiqué un cur usé au mois daoût chez ce coriace jamais malade. Il ne voulait pas sarrêter, de peur quon ne le reconnaisse pas. Il avait menacé : «Le jour où ça marrive, je serai mort.»
Lascension du Puy-de-Dôme au coude à coude pour Anquetil et Poulidor en 1964. Presse Sports
Civet de bécasse
Mai 2014, une cabane de chasseur en Ariège, ce département des Pyrénées où, comme ailleurs, il avait mordu le goudron dans les descentes. Raymond Poulidor nous attendait en charentaises. Repas damis, une dizaine dinvités autour de Daniel Salles, ancien de léquipe de France amateur. Raymond avait faim depuis longtemps : «Cest à cette heure-ci que vous arrivez ?» Chez lui, on soupe à 18 heures devant la télé. Il y avait du civet de bécasse. Poupou, qui sauçait avec un énorme quignon, avait raconté une blague des Grosses Têtes sur «Doudou» qui voulait se marier mais avait un problème anatomique. Ce soir-là, on sétait promis de ne pas parler vélo. Pas en premier.
Deux jours avant ce dîner dans la cabane, il avait garé la Mercedes sous les platanes et un client sorti de la boucherie avait lancé «Salut, Raymond». Personne nétait étonné de le voir devant chez soi tant on lavait vu au quotidien, dans la publicité pour les appareils auditifs, dans le magazine télé distribué aux caisses du supermarché, de plus en plus voûté, flottant dans un pantalon trop large et des chaussures à faire le jardin. On lappelait «Raymond» et on lui disait «tu». Poulidor avait regardé lAriégeois et il avait levé la tête au ciel : «Il fait frisquet par chez vous.» Il était retourné se chercher une laine. Contrairement au Belge Eddy Merckx, son autre adversaire, qui a décrété cet été sa retraite de monstre sacré, il nétait jamais à bout de signer des feuilles de papier et donner le change à ces gens qui lui confiaient des secrets de famille : «Vous savez que mon grand-père» Ou : «Jai eu un frère cycliste, mais il nétait pas très bon.» Ou : «Vous étiez lidole de ma mère.» Plus récemment : «Votre petit-fils, quelle merveille», à propos de Mathieu van der Poel, 24 ans, lenfant de sa fille Corinne et de lex-coureur néerlandais Adrie van der Poel, à qui on prédit (le grand-père inclus) des campagnes triomphales dans le Tour de France, ce qui tiendrait autant de la revanche que de lironie.
Raymond Poulidor était né le 15 avril 1936 en Creuse de parents métayers, dans une ferme placée sous la prophétie dune voyante locale : «Ici viendra au monde quelquun de célèbre.» Les gens du cru ne se rendaient pas à la ville, trop lointaine, sentraidaient pour les récoltes, votaient rouge mais allaient à léglise. Ecuelles de châtaignes et soupe gonflée dun gros pain noir cuit une fois par mois. Le «quelquun de célèbre» déclara quil navait «manqué de rien», expression pudique, jamais tout à fait exacte. Il roule dabord sur la bicyclette de sa mère, accompagnant ses deux frères sur des chemins de charroi, puis achète un modèle neuf à 16 ans, sur ses deniers de coiffeur clandestin. Il ne rompra jamais avec ses valeurs dorigine et ne les mettra pas davantage en scène dans des interviews misérabilistes. «Je ne pouvais jamais acheter un gâteau quand jétais petit et, maintenant que jen ai les moyens, je nen ai plus envie», soulignait-il. «Je préfère manger dans un routier que dans un restaurant gastronomique», rappelait-il aussi. Ce qui était rigoureusement exact. Enfin, il expliquait que sil navait pas été cycliste, il aurait travaillé comme laboureur et nen aurait pas été plus malheureux.
Magnétiseur
Cet été 1964, pour sa troisième participation à la Grande Boucle, Raymond Poulidor assoit la légende fausse des Français qui naiment pas les vainqueurs – que faire alors des adulés Cerdan ? Prost ? Zidane ? Le Tour de France de lextraordinaire duel au Puy-de-Dôme concentre tout ce qui fait sa réputation dramatique.Dans les Pyrénées, Poulidor est sur le point de reprendre le maillot jaune à Anquetil, sur le col dEnvalira qui sépare lAndorre et la France, mais, alors quil est échappé seul en tête de course, il crève et le mécanicien de son équipe qui le dépanne le bouscule et lenvoie au sol. Mais sil rate la victoire dans la Grande Boucle cette année-là, de 55 secondes, écart très serré pour lépoque, cest peut-être aussi à cause de son sprint démarré trop tôt dans la neuvième étape, à Monaco : il oublie quil lui reste un tour à parcourir et perd le bénéfice dune bonification dune minute. Le dernier jour, sur le contre-la-montre entre Versailles et Paris quil paraissait dominer, un journaliste de télé commet une erreur de calcul et lui annonce quil a fait le meilleur temps. Par conséquent, quil va revêtir le maillot jaune. Lespace de quelques secondes, Poulidor se voit changer de vie. Avant de découvrir le verdict des chronomètres et de redevenir Poulidor. Il déclare alors : «Ce nest pas si grave.»
Dans les cafés passés du transistor aux premières télés, où lon écrivait le classement des étapes à chaud sur une ardoise, ses anti-exploits rassemblaient autour dinterrogations sans fin. Etait-il seulement malchanceux pur, deuxième par accident ? Son premier directeur sportif, Antonin Magne, technicien de hauts principes («la gloire nest jamais où la vertu nest pas») mais tacticien plat, rappelait quil avait testé Poulidor avec son pendule de magnétiseur et quil en était ressorti une implacable malédiction : cet athlète ne serait jamais à son meilleur rendement au mois de juillet. Soit. Des contemporains estiment cependant que Magne comme Poulidor, lAuvergnat et le Limousin, les deux paysans, auraient rétabli des situations et bâti des triomphes sils avaient accepté de mettre de largent sur la table, payer un adversaire pour en faire un allié, pratiques fréquentes du peloton et toujours dactualité. Dautres pensent que Poulidor, qui na jamais reconnu sêtre dopé, aurait enchaîné les succès sil avait mis la grosse charge comme Anquetil qui, lui, était passé aux aveux – Poupou doit certes la seconde partie de sa carrière autant à un changement de directeur sportif quaux services de lénigmatique docteur Mabuse, mais il ne fut jamais contrôlé positif ni dépeint comme lun des plus roués tricheurs dans un milieu où chacun connaît la valeur réelle de lautre. Et sil avait pris goût à la défaite au point de ne plus se sublimer pour le maillot jaune ? Autre théorie qui fit sa fortune et celle des bars des sports pendant trois décennies.
Merckx et Poulidor en 1974 au Tourmalet. Presse Sports
«Camembert»
Anquetil haïssait ce rival plus aimé (et mieux payé) que lui et il sétait attaché à sa perte même lorsquil ne régnait pas sur le peloton, conseillant de près lItalien Felice Gimondi pour lépopée de juillet (1965), adoubant son équipier Lucien Aimar (1966), interdisant aux coureurs de léquipe de France de faciliter la tâche à Poupou (1967). Après quoi «Maître Jacques» était devenu le premier supporter de son ennemi, voire un intime, avec dautant plus de facilité quil quittait le métier sur un nuage de demi-dieu. Sur son lit dhôpital, Jacques apostropha Raymond avec cette phrase danthologie : «Tu vas encore faire deuxième !» Anquetil, fils dun producteur de fraises en Normandie, invitait Poupou dans son manoir où il menait une existence de bourgeois presque excentrique et cest au cours dun de ces dîners quune scène incroyable se produisit sous le regard dautres grands noms de la chronique cycliste. Lalcool coule à flots. Quelquun (mais qui ?) propose que Poulidor enfile une fois, juste «pour voir», lun des nombreux maillots jaunes quAnquetil conserve dans sa penderie de quintuple vainqueur du Tour. Mauvaise farce mais Poupou sexécute. Le voilà en jaune. Il plaisante sur cette couleur qui ne lui va pas au teint. Et, là, stupeur, dans un faux mouvement, il souille la relique avec son verre de vin. Bien des années plus tard, il affirmera que cette soirée na jamais eu lieu.
Après Anquetil, Raymond Poulidor tombait sur Eddy Merckx, nouveau casseur de rêves. En 1974, il parvenait certes à distancer logre belge dans la montée pyrénéenne de Saint-Lary, à 38 ans, mais sans pouvoir endosser le maillot jaune. Image de lhomme jamais résigné, jamais vaincu, insoumis devant les plus grands, même sil finissait par admettre sa défaite et ne contestait jamais son statut de «petit».
Trois ans plus tard, Raymond Poulidor se retirait des pelotons, auréolé de huit places sur le podium final du Tour de France (record historique) dont trois places de dauphin, mais aussi de 189 succès, dont Milan-San Remo (1961), la Flèche wallonne (1963), le Tour dEspagne (1964), Paris-Nice (1972 et 1973) et le Dauphiné (1966, 1969), palmarès aussi fourni quignoré par la légende. Le 3 octobre 1977, Libération pleurait en une son départ à la retraite : «Ce matin, nous sommes orphelins de Poulidor. Il nous faudra apprendre à vivre sans lui. Sans son accent, ses défaites, ses infortunes. [] M. Poulidor (cest ainsi que nous préférions le désigner à Libé) était un homme précieux. Non pour son coup de jarret, mais pour ce quil symbolisait. Toute la France résumée en un homme, ce nest pas rien. On léprouve maintenant à décompter ce qui nous reste de bien à nous : le béret basque, le beaujolais, la baguette, le camembert, plus tout à fait Concorde La France se rétrécit de plus en plus.»
Comme tout symbole, les présidents se le sont approprié. Pompidou lui aurait rapporté ce mot de De Gaulle : «Poulidor, un nom de Premier ministre.» Giscard laurait encensé, Mitterrand sen serait réclamé lors de ses échecs entre 1965 et 1981. Macron lui-même salue un héros national le jour de son décès : «Raymond Poulidor nest plus. Ses exploits, son panache, son courage resteront gravés dans les mémoires. Poupou, à jamais maillot jaune dans le cur des Français.» Les écrivains de droite, Antoine Blondin hier, Denis Tillinac aujourdhui, le vénéraient en copain et en égérie. Marion Maréchal insista pour poser avec lui sur létape du mont Ventoux pendant le Tour de France 2016. Ce nétait pas son vote, encore moins son monde, mais il sétait justifié : «Je ne fais pas de politique.»
Caisse enregistreuse
Un beau jour, autour dun chocolat chaud, nous avons convenu de démêler quelques détails dimportance, séparer le vrai du faux dans la légende trop imbriquée, exercice quil a longtemps refusé, reprenant le fil de la grimpée au Puy-de-Dôme. Qui était-il vraiment derrière ce personnage des années 50 à 70, génération guerre dAlgérie, proclamé par certains observateurs «communiste» face à un Anquetil forcément «gaulliste» ? On savait que le surnom Poupou avait été inventé par Emile Besson, journaliste à lHumanité, qui lui avait proposé en vain de rejoindre le parti. Mais que ses admirateurs étaient plutôt conservateurs et ceux dAnquetil apparentés à gauche Rien nétait clair sur cette période, sinon quil fallait nécessairement opposer deux France et les gérer de concert – les deux hommes rejouaient-ils le pacte gaullo-communiste sur le vélo ? Poulidor faisait tourner le tourne-disque et le cadran de sa montre. Il prit enfin un visage très grave. Sur ses convictions, il laissa des pointillés : «Je ne peux rien dire, pour ne pas décevoir la moitié de mes supporters.» Sur sa relation avec dieu : «Quand on voit toute la misère du monde, je me demande sil existe.» Il sétait reculé sur sa chaise : «Ce sont des questions quon ne me pose jamais.» Devant la caisse enregistreuse, il avait commencé à fouiller sa poche. Poulidor le paysan (mais qui possède, dit-on, la moitié de Limoges) avait un grand respect des sous, qui faisait hurler de rire et de tendresse ses anciens congénères : il avait poussé la précédente Mercedes à 750 000 km, porté trente ans la même paire de chaussures et il ne réglait que par chèque dans un routier de Châteauroux, sachant que les patrons refuseraient dencaisser lautographe. Principe du bas de laine : on ne sait jamais de quoi demain sera fait. La patronne annonça 3 euros pile. Poulidor continuait de triturer sa poche et, soudain, on le vit courir à belles enjambées : «Je crois que dehors, les gens mattendent !»
Pierre Carrey