La galerie dyeux crevés, de mains arrachées et de chairs déchirées naura donc pas suffi. Les alertes répétées de nombreuses instances nationales, internationales et du corps médical non plus. Un an après le début du mouvement des gilets jaunes, marqué par lusage massif des armes dites «intermédiaires» comme le lanceur de balles de défense (LBD), Christophe Castaner sapprête à valider le futur «schéma national du maintien de lordre». Le ministre de lIntérieur conforte la ligne la plus dure pour la gestion des manifestations : dans un «document de travail» dune vingtaine de pages, consulté par Libération, Beauvau entérine les méthodes déployées ces derniers mois.
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A rebours de la tradition française de maintien de lordre, la nouvelle doctrine rédigée par le ministère insiste sur la nécessité daller au contact des manifestants pour disperser et interpeller. Depuis plusieurs décennies, la tenue à distance de la foule était pourtant vantée comme un principe fondamental pour éviter un drame. Notamment depuis 1986 et le décès de Malik Oussekine, frappé à mort par des «voltigeurs», ces policiers circulant à moto au milieu de la foule, armés dune matraque. La question de lusage des armes et celle des nombreux blessés nest par ailleurs pas abordée. Enfin, rien nest prévu pour durcir le contrôle et la traçabilité de lemploi de la force, alors que de nombreuses enquêtes ont été classées sans suite, faute davoir pu identifier les auteurs des violences alléguées.
«Anticiper les troubles»
Lors du lancement officiel de cette réflexion, en juin, Castaner avait donné le ton : «Les forces de lordre ont été des exemples de professionnalisme, de maîtrise et de sang-froid, avait-il déclaré. Malgré la violence extrême à laquelle elles ont été confrontées, le pire a été évité.» Ou encore : «On peut vouloir faire croire que tirer au LBD serait une violence policière, que lancer une grenade de désencerclement serait une violence policière, quutiliser une matraque serait encore une violence policière, mais ce serait oublier les circonstances et le cadre demploi.» LIntérieur navait alors convié pratiquement aucune voix dissidente dans son collège d«experts» tenus à la confidentialité des échanges. Des organisations internationales comme le Conseil de lEurope et les Nations unies, qui ont mis en garde la France sur ses méthodes brutales de gestion de manifestations, nont par exemple pas été invitées.
Depuis plusieurs mois, seules trois journées de travail ont formellement été organisées. Lors de la dernière, le 7 novembre, Reporters sans frontières, Amnesty International, la Ligue des droits de lhomme (LDH) et des médecins ophtalmologistes ont finalement été reçus. «Il aurait été souhaitable que lon soit de lautre côté de la table, associés à lélaboration et à la discussion : les concertations ne nous paraissaient pas à la hauteur des enjeux», estime Michel Tubiana, ex-président de la LDH, contacté par Libération.
Dans son document de travail, le ministère énonce en préambule que le maintien de lordre «a pour objectif danticiper les troubles afin de ne pas avoir à les réprimer», mais que «si lordre est néanmoins troublé», il comporte «des mesures destinées à le rétablir». Si cette nouvelle doctrine rappelle le principe de «maintien à distance de la foule pour préserver lintégrité physique des manifestants pacifiques», elle insiste sur la nécessité dune «capacité dinterpellation ciblée au contact des fauteurs de troubles» : «Lorsque des risques sont identifiés, le dispositif doit prévoir une capacité dintervention mobile et réactive sur les troubles à lordre public. En cas dexactions, il sagit pour les unités engagées de pouvoir se projeter au plus vite.»
«Un nouveau Malik Oussekine»
Pour le commandant dune compagnie républicaine de sécurité (CRS) interrogé par Libération, cette volonté daller le plus vite possible au contact des manifestants est «un changement de pied historique» : «Jai peur quil y ait des gens tués dans les prochaines opérations de maintien de lordre, dun côté ou de lautre. Cest un miracle quil ny ait pas eu de mort jusque-là, car plus on va au contact, plus le risque daccident grave est élevé. Tôt ou tard, on va être confronté soit à des policiers à moto coincés dans une rue et lynchés au milieu de la foule, soit à un nouveau Malik Oussekine.»
Pendant les manifestations de gilets jaunes, les brigades de répression de laction violente motorisées (Brav-M), des unités à moto rappelant les «voltigeurs», ont justement été déployées. Cest aussi le cas dautres policiers dont le quotidien est bien éloigné de la gestion des foules. Des brigades de recherche et dintervention (BRI), armées et entraînées pour faire face au grand banditisme ou au terrorisme, ont par exemple été envoyées en première ligne dans plusieurs villes de France, ainsi que de très nombreux policiers des brigades anti-criminalité (BAC) et des compagnies dintervention. Or le ministère de lIntérieur entend conforter le rôle de ces unités dont le face-à-face avec des manifestants nest pourtant pas la spécialité : «Lensemble des forces de sécurité intérieure peut ainsi concourir, notamment sous le signe de lurgence, à un service de maintien de lordre», indique le document. Dans plusieurs enquêtes judiciaires emblématiques sur des blessures graves, ce sont pourtant les policiers de ces unités qui sont mis en cause. Mais selon la Place Beauvau, leur utilisation a fait ses preuves : «Le recours à des colonnes légères [] composées deffectifs territoriaux, connaissant la topographie, a démontré son efficacité au plan de la mobilité et de la réactivité pour procéder à des interpellations.»
En dépit des nombreuses critiques sur lusage des armes «intermédiaires» comme les LBD, les grenades de désencerclement (GMD) ou explosives (GLI-F4), largement utilisées pour disperser la foule, le sujet nest pratiquement pas abordé par le ministère. «Lusage des armes constitue une modalité de lemploi de la force. Les armes de force intermédiaire sont employées conformément à leurs cadres légaux et leurs doctrines demploi», se contente de rappeler le projet de «schéma national de maintien de lordre». La Place Beauvau ne prévoit même pas, pour lheure, dencadrer plus strictement les tirs.
Un contenu «pas arrêté»
LIntérieur ne semble pas non plus très préoccupé par laccumulation denquêtes judiciaires classée sans suite, faute didentification des policiers ou gendarmes responsables des tirs ou des coups. «Quand vous faites face à une horde de barbares, entre guillemets, et que des policiers sont tous habillés de noir ou de bleu avec des cagoules ignifugées en dessous pour parer les brûlures, lidentification nest pas évidente. Surtout quand il y a des tirs simultanés de LBD», constatait la patronne de lInspection générale de la police nationale (IGPN), Brigitte Jullien, dans une interview publiée en août par Libération. La situation est tout autre du côté des manifestants, contre qui «tout moyen de preuve doit pouvoir être apporté pour lidentification des auteurs [dinfractions] (mise en uvre de la police technique et scientifique, témoignages, outils techniques daide à lenquête)».
La principale évolution dans la gestion des manifestations est une éventuelle refonte des sommations des forces de lordre en indiquant plus clairement que des armes vont être utilisées. Contacté à propos de ce document, le cabinet de Christophe Castaner assure que «le contenu du schéma nest pas arrêté» et que «les documents produits à ce stade sont de simples contributions aux travaux». Des experts – choisis par le ministère – doivent envoyer leurs éventuelles observations dans les semaines à venir.
Ismaël Halissat