Acqua Alta à Venise : la Sérénissime toute gondolée – Libération

La trêve na pas duré. Après la marée exceptionnelle de 1,87 mètre qui, dans la nuit de mardi à mercredi, a submergé presque toute la ville, Venise sest réveillé vendredi à laube au son dune nouvelle alerte à l«acqua alta». Quatre coups de sirène modulés résonnant dans la pénombre des canaux pour annoncer une montée des eaux supérieure à 140 centimètres en fin de matinée. Dès 9 heures, la police municipale évacue les touristes de la place Saint-Marc déjà inondée, les vaporettos restent arrimés aux quais et les rares commerçants qui ont ouvert leurs boutiques tentent, le plus souvent en vain, de freiner la pénétration de leau.

Inquiétude et colère

«Tu as encore oublié de fermer le robinet», lance un réceptionniste dhôtel à son collègue dans un sourire amer. Car si les Vénitiens ont toujours su composer avec les éléments de la lagune, ils ne cachent pas, cette fois, leur désarroi. Certes, dès que leau se retire, ils pompent, balaient, assèchent les ruelles et les rives des canaux dans une admirable solidarité. Mais aujourdhui, linquiétude le dispute à la colère.

Poussant, non loin du pont du Rialto, un chariot rempli de boîtes en plastique pour sauver lessentiel, Francesca Zani avait, jeudi soir, la gorge nouée : «Il y a beaucoup de gens qui ont tout perdu. Lacqua alta de mardi, avec ses rafales de vent et la vitesse des eaux, a tout emporté. Même les rats nont pas eu le temps de fuir et se sont noyés.» Cette brune vénitienne insiste dune voix blanche : «La ville navait pas connu un tel désastre depuis novembre 1966 [lorsque la grande crue avait atteint le record de 194 centimètres, ndlr]. Mais avec le changement climatique, il fallait sy attendre. Cest comme si nous avions vécu lannonce dune apocalypse.» Sils ne sont pas tous aussi catastrophistes, les habitants de la Cité des Doges consultent désormais frénétiquement le centre des prévisions des marées comme un oracle redouté. Pour la fin de semaine, lapplication annonce de nouvelles marées hautes, jusquà 130 centimètres.

«La répétition des marées exceptionnelles en un espace-temps aussi court est une nouveauté, constate le météorologue Paolo Canestrelli, ancien directeur du centre de prévisions de Venise. En 1966, on avait assisté à un épisode extraordinaire, mais on peut craindre quavec la hausse des températures et du niveau de la mer, ces acque alte risquent de devenir la norme. Lautre singularité des derniers jours est la violence des vents et la rapidité de la montée des eaux. Il y a une extrémisation du climat due au changement global et Venise en fait lexpérience.» Jeudi, le gouvernement a déclaré létat durgence et annoncé quil débloquerait 20 millions deuros «pour les interventions les plus urgentes». Mais les dégâts sont chiffrés à plusieurs «centaines de milliers deuros». Sans compter les dommages aux monuments historiques.

Après la crue de mardi, la basilique Saint-Marc a été inondée sous un mètre deau et la crypte et le presbytère ont été complètement noyés. «Lacqua alta ne produit pas des dégâts spectaculaires comme peut le faire une coulée de boue», pointe le professeur Mario Piana, en charge des travaux de restauration de lédifice. «Leau arrive, puis elle se retire. On peut donc croire que les problèmes sont écartés. Mais en fait, cest comme une personne irradiée. En apparence, elle se porte bien, mais ensuite elle perd ses cheveux, puis ses dents. Lacqua alta, cest la même chose, car le sel marin corrompt le marbre, la base des colonnes, les mosaïques», détaille-t-il.

Les habitants et les touristes ont dû séquiper pour circuler vendredi dans les rues de la Cité des Doges.Photo Filippo Monteforte. AFP

Digues flottantes

Dans les ruelles, les touristes dautomne, galoches en plastique aux pieds, ne semblent pas se soucier outre mesure de la crue. «Cest amusant», pouffent trois jeunes Coréennes entre deux selfies à lentrée de la place Saint-Marc. A proximité, Roberto, un architecte qui a fait ses études à Venise, fait part au contraire «dun sentiment de rage. Cest comme si lavertissement de novembre 1966 navait servi à rien. On aurait pu mieux entretenir les canaux, rehausser tous les points inondables de la ville, comme cela a été fait dans certains quartiers. De manière générale, il aurait fallu éviter lexplosion du tourisme, qui fragilise lensemble de la cité».

Président de la municipalité (organisme responsable de ladministration) de Venise et opposant (centre gauche) au maire de droite Luigi Brugnaro, Giovanni Andrea Martini dénonce lui aussi la monoculture du tourisme. Et notamment la décision des autorités de consolider et donc délargir le canal pétrolier vers le port de Marghera, qui devrait permettre de faire accoster les paquebots géants qui depuis des années traversent dangereusement la ville : «Les travaux pour le canal ont eu pour effet daccélérer lentrée de leau dans la lagune. Jespère que lacqua alta dramatique de ces derniers jours servira délectrochoc pour la ville. Si on ne change pas, Venise risque de devenir comme Disneyland. Mais pour linstant, la seule réponse de la mairie, cest le Mose.»

A Venise, ces quatre lettres provoquent le débat. Acronyme de Module expérimental électromécanique, le «Moïse» (en italien) est en construction depuis 2003. Il devrait, au moyen de 78 digues flottantes, fermer la lagune en cas de montée de la mer Adriatique jusquà 3 mètres de haut afin de «protéger tout le bassin». Après dinnombrables retards dus à des problèmes techniques mais aussi à un énorme scandale de corruption, le Mose, qui a déjà coûté 5,5 milliards deuros, est «prêt à 93 %» a assuré le président du Conseil, Giuseppe Conte. Le projet pharaonique devrait finalement être achevé fin 2021. «Au point où on en est, il vaut mieux le terminer», concède Giovanni Andrea Martini, qui stigmatise toutefois «une vision du passé où lon pensait résoudre les problèmes avec des grands chantiers. Si les prévisions sur la montée des mers se confirment, il faudra monter les digues plus de 300 fois par an, ce qui signifie bloquer la circulation de leau dans la lagune et décréter sa mort.» Auteur du livre Venezia è laguna, Roberto Ferrucci met en garde : «Le changement climatique est en uvre et la Sérénissime risque den être la première victime. Donc cest à partir de Venise quil faut montrer quil est possible dinverser la tendance, à savoir réglementer le tourisme de masse, introduire des vaporettos électriques, reconvertir le port pétrolier de Marghera, interdire les gros paquebots.» En clair, retrouver la tradition dune ville qui, durant les siècles, a toujours su sadapter à une nature hostile.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *