Sexisme et abus dans le cinéma : la fin du hors-champ ? – Libération

«Il ne faut pas gâcher une bonne crise !» a osé en introduction la cinéaste Rebecca Zlotowski jeudi matin, alors que se lançaient dans les locaux du Centre national du cinéma et de limage animée (CNC) les Assises pour la parité, légalité et la diversité dans le cinéma et laudiovisuel. Une manière un rien provocatrice de considérer que les coups de théâtre successifs qui ont scandé les quinze derniers jours et ont mis le cinéma français sous les puissants projecteurs du scandale et de la honte devaient permettre collectivement au secteur daffronter ses plus sombres dysfonctionnements.

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Ce fut tout dabord, dimanche 3 novembre, la révélation via Mediapart des «attouchements» et du «harcèlement sexuel» quaurait endurés lactrice Adèle Haenel sous la coupe du cinéaste qui la révélée, Christophe Ruggia, alors quelle navait encore que 12 ans. Coup de tonnerre suivi le lendemain dun entretien en direct de plus dune heure où elle réitérait ses accusations en termes implacables mais pointait aussi une violence masculine systémique, familière, à qui il revenait de prendre conscience des dégâts dont elle est responsable. Haenel reconvoquait alors comme exemple, à ses yeux troublant dimpunité, le cas de Roman Polanski, emblème de lartiste de réputation internationale qui perdure indemne dans son art depuis sa fuite des Etats-Unis et laffaire du viol de Samantha Geimer, 13 ans, dans le cadre dun shooting photo sous le toit de Jack Nicholson. Quatre autres femmes ont depuis porté des accusations de viol contre le cinéaste. Ce dernier, encore récompensé en septembre à la Mostra de Venise dun Grand Prix du Jury pour Jaccuse, son film longtemps mûri sur laffaire Dreyfus, a laissé essentiellement le soin à son casting dassurer la promo de la sortie française sur les écrans mercredi dernier.

Climat électrique

Le témoignage dune photographe, Valentine Monnier, dans le Parisien, où elle raconte avoir été violée à Gstaad par le cinéaste en 1975 alors quelle était une mannequin de 18 ans, a depuis fait voler en éclats le climat favorable entourant un film quune bonne partie de la presse tenait pour le meilleur de son auteur depuis The Ghost Writer en 2010. Applaudie de toutes parts, la déclaration digne et articulée dAdèle Haenel était apparue comme le fruit dun plaidoyer paritaire et une réflexion courageuse (elle a insisté pour ne pas désigner son agresseur comme un «monstre» mais comme quelquun qui devait prendre conscience de ses actes) que cette nouvelle «affaire Polanski» est venue recouvrir des éternelles conjectures sur les vies propres susceptibles dêtre menées par lartiste et luvre, qui ne participeraient pas des mêmes défauts ou pulsions. Même si cette fois les soutiens se sont faits plus discrets, jusquà un communiqué prudent mais ciblé de lARP (la Société civile des auteurs réalisateurs producteurs, réunissant plus de 200 cinéastes), annonçant quà son prochain conseil dadministration serait mise en uvre une réforme afin que «tout membre condamné par la justice pour infraction de nature sexuelle soit exclu et que tout membre mis en examen pour la même raison soit suspendu».

Maturité nouvelle

Pour le collectif 50/50, formation lancée en février 2018 avec le soutien de 300 personnalités du cinéma (parmi lesquelles Robin Campillo, Céline Sciamma, Jacques Audiard, Virginie Despentes, Virginie Efira, Léa Seydoux), cet effet dactualité na fait que redoubler lacuité de la mission des assises. Lancer des chantiers de réflexion, mais surtout des mesures concrètes en faveur dune industrie plus égalitaire – à limage de la mesure phare, impulsée lan dernier, dun bonus de 15 % de soutien pour les films dont les équipes sont paritaires. Car il sagit bien de «désentimentaliser les débats», a formulé la cinéaste Rebecca Zlotowski, cofondatrice du collectif, de semparer des «urgences» sur le terrain politique et de construire un écosystème plus vertueux. La Société des réalisateurs de films (SRF) a appelé le CNC à organiser des états généraux sur les questions des abus sexuels et des harcèlements dans lindustrie. Le projet, que certains membres de la SRF considéraient être en germe depuis le lendemain de laffaire Weinstein en 2017, paraît attester de la maturité nouvelle du mouvement ainsi impulsé.

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Nullement circonscrites à la question des violences sexuelles, les mesures annoncées jeudi aux assises résultent de réflexions et de chantiers entamés depuis des mois. Ainsi, la signature dune charte de bonnes pratiques pour linclusion dans le cinéma et laudiovisuel, qui vise à favoriser léclosion de productions françaises inclusives et paritaires. Mais aussi – autre cheval de bataille de ces assises, parfois éclipsé par lactualité – la création dun annuaire en ligne susceptible daider les équipes de tournage à refléter davantage de mixité culturelle, ethnique et sociale. Les chiffres sont le nerf de la guerre pour objectiver les situations dinégalités. Beaucoup permettent de prendre la mesure des inégalités à luvre : ne serait-ce que la proportion des femmes ayant réalisé un ou plusieurs films entre 2006 et 2015, de seulement 23 %, ou encore le budget moyen dont elles disposent, 38 % inférieur à celui de leurs homologues masculins pour les films de fiction.

Bien que sur toutes les lèvres, le nom dAdèle Haenel naura pas suffi à noyer le poisson de la nouvelle affaire Polanski. «Il y a deux ans, nous avons choisi de financer le nouveau film de Roman Polanski, sest justifiée la présidente de France Télévisions, Delphine Ernotte, car nous avons alors considéré quil ny avait pas eu de grand film sur laffaire Dreyfus. Je comprends lémotion et linterrogation que peut susciter cette décision, mais au-delà du symptôme que représente un réalisateur ou un film en particulier, cest bien un système que nous devons interroger.» Sagissant de la télévision publique, cette dernière a par ailleurs opté pour un arsenal réglementaire plus coercitif que ses camarades : quotas pour les femmes réalisatrices à partir de 2020, destinés à être étendus à «lensemble des créateurs» dans le futur, clause de diversité contractuelle pour lensemble des productions du groupe, et nomination dun «référent harcèlement sexuel sur chacun des tournages», agitant pour certains le spectre de pratiques inquisitoriales sur les plateaux.

Cellule dalerte

Ceci alors quun certain nombre dorateurs présents, notamment Franck Riester, ont tenu à réaffirmer le primat de la liberté de création en même temps que la nécessité de renforcer les moyens mis en uvre pour redistribuer les pouvoirs. «Comprenez-moi bien : vous me trouverez toujours aux côtés des créateurs lorsquil sagit de protéger la liberté de créer», a déclaré le ministre. Point dorgue de son discours, lannonce du conditionnement du versement de «toutes les aides du CNC» au «respect dobligations précises en matière de prévention et de détection du harcèlement sexuel». Autre mesure, la mise en place dune cellule dalerte à destination des victimes de violences sexuelles dans le secteur du spectacle vivant, de laudiovisuel et du cinéma.

A linstar de lensemble des intervenants des assises, Franck Riester a ainsi tenu à faire des récentes affaires qui agitent lindustrie les symptômes de faillite dun système entier. «Un moment culturel et politique», pour Rebecca Zlotowski, quil sagit de purger des dissensions intrinsèques aux polémiques de murs qui tendent à parasiter le débat. «Adèle Haenel la fait, cest donc possible.»

Didier Péron

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Sandra Onana Photo Denis Allard

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