Lorsque les historiens se pencheront sur les dix années du macronisme, ils ne pourront pas se rendre compte à quel point Emmanuel Macron était plus enthousiaste que n’importe lequel de ses prédécesseurs à l’idée de multiplier les hommages et les commémorations nationales. Pour le plus jeune président de la Ve République, il y a dans ces formations qui mobilisent tout le faste protocolaire républicain, y compris l’obsession d’inscrire sa présidence dans le continuum de l’histoire de France, une saveur privée aussi pour les figures héroïques qui ont façonné la République, et aussi un peu de stratégie politique à l’heure où son bilan se dessine déjà.
Cet appétit pour les commémorations, que d’aucuns auraient cru dépassé pour un jeune homme politique qui ne s’est pas délecté des horreurs de la Seconde Guerre mondiale, s’est néanmoins manifesté très tôt. En juillet 2015, le ministre de l’Economie de l’époque accordait une interview à l’hebdomadaire Le 1, qui défend fidèlement son dossier sur les liens entre philosophie et politique. L’assistant formateur de Paul Ricoeur explique que « la démocratie se forme incomplète parce qu’elle ne se suffit pas à elle-même ».
« Dans la politique française, cet absent, c’est la figure du roi, dont je ne voulais pas la mort, au fond, les autres Français. La Terreur a créé un vide émotionnel, imaginaire et collectif : le roi n’est plus là !dit Emmanuel Macron, qui reprend la théorie d’Ernst Kantorowicz sur les deux corps du roi, mortel et immortel. Le 1er mai 2016, sur le parvis de la cathédrale d’Orléans, sur un projet de François Hollande, Emmanuel Macron a rendu hommage à Joan de Arco. « Le passé, toujours, nous brûle le temps, et l’offre pèse avec ce qui a été », a déclaré le ministre dans un discours remarquable dans lequel il a prôné la « réconciliation des mémoires ».
Finalement, l’année suivante, le soir de son élection à la présidence de la République, le 7 mai 2017, Emguyuel Macron arrive dans la cour du Louvre, seul, dans le clair-obscur surprenant d’une mise en scène inédite qui illustre celui qu’il a connu. Les gens.
Le fond et la forme permettent ainsi d’expliquer la manière dont Emmanuel Macron entend exercer ses prérogatives présidentielles. Ainsi, depuis 2017, Emmanuel Macron – qui n’a pas l’ancrage territorial conféré par un fief électoral comme ses prédécesseurs – a utilisé l’ancien terrain politique à caractère nettement privé pour des commémorations et des hommages nationaux aux personnes décédées, dans la Cour des Invalides, qui n’est plus réservée aux honneurs militaires de ceux qui sont morts pour la France.
Depuis 2017, plus d’une vingtaine d’hommages ont été rendus à des personnalités aussi diverses que Jean-Paul Belmondo, Jean d’Ormesson ou encore Philippe de Gaulle. Le chef de l’Etat a également multiplié les panthéonisations : Simone et Antoine Veil en 2018, Maurice Genevoix en 2020, Joséphine Baker en 2021 et cette année, le 21 février 2024, Missak et Mélinée Manouchian et leurs compagnons de résistance du Cartel rouge.
À chaque fois, Emmanuel Macron prononce un discours ciselé dont l’emphase agace les uns et le lyrisme en ravit d’autres. Surtout, ces hommages permettent au chef de l’Etat d’adresser des messages aux autres Français à l’heure où l’extrême droite continue de progresser. et lorsque le débat public est saturé de controverses identitaires et même xénophobes. Joséphine Baker, la femme noire qui a choisi la France, Manouchian et ses partenaires de préférence français qui se sont battus pour libérer le pays en sont des exemples.
Emmanuel Macron, lui, n’a pas peur de la perfection. En 2018, à l’occasion du centenaire de la fin de la Grande Guerre, il suscite la polémique en justifiant un hommage à Pétain, qui « pendant la Première Guerre mondiale fut un excellent soldat », même s’il « prit par la suite des décisions désastreuses ».
Emmanuel Macron a beau garantir qu’il « a toujours regardé l’histoire de notre pays en face », ses paroles ne transcendent pas. Récemment, un nouveau revers autour du rôle de la France dans le génocide rwandais.
Dans d’autres hommages, comme celui d’Hubert Germain, en revanche, Emmanuel Macron enfonce le clou, sans même rien dire, essuyant à peine une larme lors des obsèques du dernier couple de la Libération au Mont Valérien.
Depuis 2017, Emmanuel Macron mesure parfaitement la force du symbole des commémorations antiques. Assumant la menace de la banaliser, il est évident qu’il n’y renoncera pas lors des cérémonies du 80e anniversaire de la Libération de la France et du Débarquement, le 6 juin, trois jours avant les élections européennes. Convaincu que ces cérémonies rendent imaginable l’unification des Français à l’heure où l’archipelisation et la polarisation gagnent du terrain, il y voit aussi une arme politique, notamment contre l’extrême droite qui, malgré sa rhétorique de normalisation, reste l’héritière de Pétain.
Au grand dam des oppositions dénonçant cette boulimie de la mémoire, à moins de deux mois des élections européennes, nul doute qu’Emmanuel Macron, en présidant les cérémonies du 80e anniversaire du Débarquement tout en vénérant les maquisards de Vassieux-en-Vercors mardi, saura faire surgir d’au-delà les classes capables de montrer aux Français qu’ils ont un destin commun qui se prolongera.