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Le jour où Litisha Thomas a appris par un bruit de couloir que le Sam’s Club dans lequel elle avait travaillé pendant onze ans allait peut-être rouvrir ses portes dans un recoin de sa Caroline du Nord natale, elle s’est ruée sur Internet pour voir si des postes étaient à pourvoir. La réponse était « oui ». Mais problème : ce n’était pas une réouverture classique.
Les magasins Sam’s Club, du prénom du fondateur de Walmart, sont des magasins d’achat en gros destinés aux particuliers, qui doivent s’abonner pour pouvoir y accéder. Mais la filiale du géant américain de la distribution a décidé de changer : elle a converti la totalité du bâtiment, qui a rouvert en avril 2019, en site de traitement des commandes passées sur samsclub.com. Les achats des clients du sud-est des Etats-Unis y sont préparés et emballés, avant d’être expédiés par la route vers d’autres hubs.
Litisha Thomas, qui travaillait de nuit comme cariste au Sam’s Club de Lumberton, 20 000 habitants, a donc repris le volant d’un chariot élévateur, même si elle gère désormais une équipe de huit salariés.
De l’extérieur, le bâtiment dans lequel elle travaille n’a pas beaucoup changé. A l’intérieur, en revanche, finies les allées où se pressent les clients et leur chariot : aujourd’hui, les produits sont collés les uns contre les autres, du sol jusqu’au plafond, en attendant qu’un employé vienne les chercher et les mette sur le tapis roulant.
Les clients et les caisses ont disparu, mais le nombre de salariés a augmenté : le magasin sous sa forme classique en employait 164, dont environ un quart à temps partiel, se souvient Litisha Thomas. Aujourd’hui, ils sont près de 300, tous à temps plein, et font les trois-huit.
Pour le secteur de la distribution, c’est une nouvelle étape de sa descente aux enfers. La décision de Sam’s Club (qui a fait de même dans cinq autres magasins américains) s’inscrit dans une tendance qui monte en puissance : la transformation de magasins, toutes tailles confondues, en centres de gestion des commandes passées sur Internet. Si la pandémie mondiale de coronavirus a accéléré le mouvement et poussé les consommateurs à préférer le e-commerce aux magasins physiques, le taux de conversion d’espaces commerciaux en sites industriels grimpe depuis plusieurs années déjà, souligne Matthew Walaszek, responsable adjoint de la recherche industrielle et logistique de CBRE Group Inc., numéro un mondial de l’immobilier commercial en termes de chiffre d’affaires.
Dans une étude publiée récemment, CBRE affirme que 60 nouveaux projets de conversion commerce/industrie ont a minima été planifiés depuis 2017, alors qu’ils ne sont que 94 à avoir été réalisés ou être en cours de réalisation sur la décennie écoulée. Les projets lancés ou achevés depuis 2017 se sont traduits par la transformation de quelque 1,3 million de m² de magasins en 1,4 million de m² d’espace industriel, dédié pour l’essentiel au e-commerce. Prudence toutefois : ce chiffre reste relativement modeste au regard des presque 1,4 milliard de m² d’espace industriel que comptent les Etats-Unis.
« On ne peut pas dire que [ces conversions] pèsent déjà dans la balance, mais c’est une tendance qui n’est pas près de disparaître et un phénomène qui va se confirmer dans les années à venir », estime Matthew Walaszek.
Ohi, start-up spécialiste du stockage, s’en réjouit d’avance. L’entreprise gère des micro-entrepôts (ou propose des logiciels opérationnels qui leur sont destinés) dédiés au traitement des commandes en ligne. La surface de ses sites, répartis dans 80 villes des Etats-Unis, oscille entre quelques centaines et quelques milliers de mètres carrés.
Ohi possède par exemple d’anciens bureaux à New York, sur la 38e Rue, dans le Garment District de Manhattan. Un emplacement peu commun, car les centres de traitement sont généralement d’immenses entrepôts de banlieue. Les clients d’Ohi sont aussi bien des marques connues que des sociétés confidentielles qui font de la vente directe et ciblent une clientèle citadine plus aisée. Ces start-up utilisent les locaux d’Ohi pour stocker leur marchandise à proximité de leurs clients potentiels, car cela leur permet de livrer le jour de la commande, explique Ben Jones, fondateur et directeur général d’Ohi.
Olipop en fait partie. L’entreprise commercialise des « boissons pétillantes prébiotiques » qu’elle présente comme une alternative saine aux sodas.
« On peut expédier dans tout le pays depuis le Montana, mais on dépend du bon vouloir de FedEx ou d’UPS », relate Steven Vigilante, directeur du marketing et de la croissance d’Olipop. En expédiant les commandes des clients new-yorkais depuis le centre Ohi de Manhattan, les frais de livraison ont été divisés par deux et les délais sont passés d’une à deux semaines à deux petites heures, poursuit-il.
Entre ces deux extrêmes se trouvent les distributeurs de taille intermédiaire, qui s’adressent à la classe moyenne américaine et veulent compléter leurs magasins physiques par une offre en ligne. C’est également le cas de poids lourds de la distribution tels que les américains Albertson’s et Wakefern Food Corp. ou le français Carrefour. Ils utilisent (ou prévoient d’utiliser) des micro-sites de traitement des commandes entièrement automatisés, installés dans les magasins existants ou dans des espaces commerciaux adjacents, explique Max Pedró, cofondateur et président de Takeoff Technologies, une société spécialisée dans les systèmes automatisés.
Avec leur petit millier de mètres carrés, les entrepôts Takeoff peuvent contenir les produits qui se vendent le mieux, soit autour de 15 000 références. La robotique et l’automatisation sont largement mises à contribution pour aller chercher les produits dans les rayons : les êtres humains ne sont nécessaires qu’en toute fin de parcours.
Ces systèmes sont censés préparer les commandes plus rapidement que des salariés obligés de courir d’un rayon à l’autre ou d’aller à l’entrepôt, explique Max Pedró. Mais ce n’est pas tout : en installant le centre de traitement des commandes à côté du magasin, les deux peuvent être approvisionnés par le même camion. Les salariés peuvent ventiler le stock entre l’un et l’autre en fonction de la demande, et la proximité géographique avec les clients fait baisser les frais de livraison.
Les géants de la distribution, dont Walmart, Target et, dans ses futurs magasins, Amazon.com, ont adopté une stratégie légèrement différente : expédier les commandes directement depuis les magasins. Les boutiques qui s’étaient mises à proposer le retrait sur place pendant la pandémie font, d’une certaine manière, elles aussi partie de cette tendance.
Quelles que soient les raisons qui poussent une entreprise à penser qu’une partie de son espace de vente ferait mieux d’être utilisé pour traiter des commandes en ligne, deux tendances jouent un rôle majeur. D’un côté, même avant la pandémie, magasins et centres commerciaux fermaient leurs portes en raison d’une baisse de la fréquentation, le e-commerce grignotant des parts de marché comme Pac-Man gobe les fantômes. Depuis le mois de mars et le début du confinement, les choses n’ont fait qu’accélérer.
De l’autre, les loyers des centres de traitement des commandes et autres sites industriels s’envolent en raison de la demande. L’écart de loyer qui existait entre magasins et entrepôts est d’ailleurs en train de se résorber, selon Matthew Walaszek, de CBRE.
Les espaces de bureau peuvent eux aussi être convertis en micro-centres de traitement, et c’est d’ailleurs ce qu’Ohi a choisi de faire pour au moins un de ses sites. A l’heure où les entreprises se demandent si elles veulent voir leurs salariés revenir travailler sur site, le mouvement pourrait se généraliser.
Et puisque les Américains achètent de moins en moins dans les magasins et de plus en plus sur Internet, il faut bien trouver de l’espace pour expédier leurs commandes. Les clients exigeant une livraison de plus en plus rapide, il faut que les produits soient au plus près d’eux, ce qui exige de trouver plus d’entrepôts, et des entrepôts dans des endroits où ils se faisaient rares jusqu’à présent, à commencer par les centres-villes.
Un économiste qui s’est penché sur ces tendances en est arrivé à une conclusion pour le moins étonnante : mis bout à bout, le traitement des commandes, la livraison et autres activités connexes ont créé, entre 2007 et janvier 2020, plus d’emplois que les magasins physiques en ont perdus, indique Michael Mandel, responsable des stratégies économiques du think tank Progressive Policy Institute. Depuis janvier, l’emploi a chuté dans le secteur, mais Michael Mandel est convaincu que, quand les consommateurs recommenceront à dépenser, les embauches repartiront.
Si ces tendances peuvent sembler très théoriques, elles ont des conséquences tout à fait concrètes : c’est grâce à elles que Litisha Thomas a trouvé un emploi et obtenu une augmentation, et qu’elle peut élever ses deux enfants.
Tous les jours, elle se rend dans le bâtiment dans lequel elle avait travaillé pendant une décennie, jusqu’à sa fermeture en janvier 2018. Mais les choses ont un peu changé. L’enseigne affiche désormais « Samsclub.com » et plus « Sam’s Club », et sur le parking, les poids lourds ont remplacé les voitures. A l’intérieur, les changements sont encore plus frappants : davantage de marchandise, de nouveaux tapis roulants et une zone d’expédition. « Parfois, je me promène dans l’entrepôt et j’imagine que tout est comme avant », sourit-elle.
Les clients de Sam’s Club n’ont pas délaissé l’enseigne mais, comme tant d’autres, ils font désormais leurs courses depuis leur salon. Emploi, immobilier, modes de consommation, chaînes logistiques, occupation des sols : si ces tendances se confirment, c’est Lumberton, charmante bourgade de Caroline du Nord, qui guidera la nation américaine.
Traduit par Marion Issard.